Mathématiques et rhétorique
A. Un art de penser à l’époque moderne
Dans un article publié dans les Annales Giovanna Cifoletti a pu établir que des éléments aussi mathématiques que la solution de problèmes à plusieurs inconnues, l’usage systématique de lettres dans l’équation (outre l’inconnue, pour les coefficients et les termes connus) ou encore la mise en équation de toute sorte de problèmes n’ont pu émerger que dans le contexte plus vaste de la rhétorique du XVIe siècle. Pourquoi la rhétorique? Les auteurs de textes mathématiques, de même que les peintres du XVe siècle, étaient tenus de respecter des critères d’acceptabilité pour la nouvelle discipline, d’autant plus qu’ils commençaient à s’imposer comme auteurs et comme mathématiciens de métier dans des cercles humanistes. En cherchant à expliciter ces critères d’acceptabilité, il s’agissait d’identifier des compétences communes aux auteurs et aux lecteurs de mathématiques, et particulièrement d’algèbre. Ces critères d’ « acceptabilité », auxquels correspondent les techniques principales mises en œuvre par ces auteurs, sont de l’ordre de la lisibilité, de la brièveté et de l’utilité. Il n’est pas difficile de reconnaître là des qualités intrinsèques de l’algèbre. Mais ces critères faisaient l’objet, depuis l’antiquité, de la discipline de la rhétorique. Il s’agit là de la rhétorique dans sa version du XVIe siècle, la dialectique rhétorique. Aux XVIe siècle, la dialectique rhétorique s’étend au-delà des bornes marquées par la grammaire et la dialectique, elle est le résultat de la réforme rhétorique de la dialectique. Cette dialectique rhétorique était entendue désormais comme la logique de la pensée en langue maternelle – autrement dit, en langue vulgaire, selon l’enseignement de Valla et d’Agricola. C’est particulièrement chez ce dernier, dont le succès et l’influence sur la formation élémentaire dispensée dans les collèges ne font pas de doute, que l’on trouve les fondements de la nouvelle encyclopédie,dont les bases sont constituées par ces arts primaires, propres à tout être humain: savoir parler et compter, connaître la grammaire et les axiomes euclidiens. Le projet énoncé par Lorenzo Valla devint efficace à partir du moment où les fondateurs des collèges humanistes, de Melanchthon à Johann Sturm, Ramus et même Loyola, partageaient une formation qui allait déjà dans ce sens et s’engageaient dans sa diffusion dans des camps par ailleurs opposés, tous promoteurs des mathématiques dans l’éducation. Cette dialectique rhétorique n’était ni un art de persuader, ni un art de disputer, mais un art de penser. Elle visait à définir une stratégie de mise en forme, c’est-à-dire la bonne forme de l’énoncé d’un problème ou la recherche de bonnes comparaisons ou égalités, ou encore la recherche de bonnes démonstrations, valides comme des syllogismes mais plus souples d’application. Il s’agissait d’un usage de la rhétorique en mathématiques qui n’enlevait rien à sa rigueur, mais au contraire renforçait la recherche de nouvelles sortes de démonstration, particulièrement nécessaires dans le contexte de l’algèbre. Giovanna Cifoletti a voulu mettre à l’épreuve ces thèses dans d’autres moments historiques et dans d’autres contextes avec des collègues et des étudiants: ce fut le début de l’activité du groupe en 2001 qui constitua ensuite le PRI et donna lieu à un ouvrage collectif paru en 2006.